Bulletin n°86

jeudi 18 décembre 2025

ÉDITORIAL

En 1970, le réalisateur Jean-Pierre Prévost s’installe au Moulin d’Andé pour y tourner son premier film : Jupiter. Il a 28 ans, le parrainage d’Alain Resnais et une avance sur recettes pour l’obtention de laquelle Maurice Pons a joué un rôle non négligeable. C’est justement sur son invitation que l’équipe a choisi de se baser au Moulin, dans les environs duquel le film sera tourné. La jeune Christine Lipinska, qui désire se lancer elle aussi dans l’aventure du cinéma, est engagée comme assistante. Les amis du Moulin ou du réalisateur acceptent volontiers de prêter main forte, voire de jouer leur propre rôle : les écrivains Maurice Pons et Robert Pinget (qui vit dans le Loiret), le plasticien Martial Raysse, les autres enfants de Suzanne, Anne et Stéphane, les acteurs Régis Henrion, Jean-Pierre Kalfon (qui vient avec son groupe pop Les Crouille-Marteau), Lucien Raimbourg, Jean-Gabriel Nordmann... et Georges Perec qui tourne quant à lui dans une séquence parisienne où il figure parmi les victimes d’un enlèvement. La fiche artistique du film ne comprend pas moins de 38 noms, parmi lesquels beaucoup éveillent des échos encore aujourd’hui, en Perecquie ou ailleurs.
Le film est tourné, monté, préparé pour une sortie en salles. Dans Lieux (texte 75), Georges Perec mentionne une projection dans un cinéma des Champs-Élysées, le « Publicis », sans doute la seule ayant jamais eu lieu, vraisemblablement pour les participants. Puis sa carrière s’arrête là, faute de distributeur et les bobines entament un long sommeil dans les archives du laboratoire LTC. Jean-Pierre Prévost tourne un autre film en 1975, L’Homme du fleuve, s’oriente vers le documentaire télévisé (en 1973, il en réalise un pour la série Les Poètes de la chaîne FR3 consacré à Jacques Roubaud dans lequel il confie à Georges Perec un rôle d’interlocuteur). Avec Christine Lipinska, devenue sa compagne, ils forment un couple d’amis fidèles de l’écrivain.
Pour seul indice ténu de l’existence de Jupiter, en 2001, dans son Portrait(s) de Georges Perec, Paulette Perec fait figurer un photogramme extrait du film, une très belle photo de Perec au profil reflété par un miroir. Mais ce qu’est devenu le film lui-même est désormais de l’ordre d’un irritant mystère dont personne, pourtant, ne semble se soucier.
Voici trois ans, tandis qu’avec Claire Lesage, conservatrice à la Bibliothèque de l’Arsenal notamment en charge des fonds Oulipo et Perec, nous commençons à rechercher des matériaux inédits pour l’exposition Georges Perec dont nous serons les commissaires en 2026, je repense à Jupiter et entre en contact avec son réalisateur. Il ne sait plus très bien ce qu’il est advenu de son œuvre, hésite à s’intéresser à ce qu’il considère comme un projet de jeunesse, une aventure amicale désormais lointaine et ne sait pas s’il vaut la peine de l’exhumer (à supposer qu’on en retrouve la trace). Pourtant, il se laisse convaincre et nous donne tous les renseignements en sa possession ainsi que la promesse d’un livre qu’il souhaite publier où il rassemblerait tous les éléments dont il dispose (scénario et découpage, photos de plateau, fiches technique et artistique, textes de présentation de Georges Perec et de Paul Virilio). Ce sera chose faite en 2023 avec la parution aux éditions Orizons d’un volume oblong à couverture rouge et au titre sobrement éponyme. Livre précieux, qui donne certes à imaginer ce qu’est ce film reflet d’une époque libre (mai 68 n’est pas si loin), de l’esprit du Moulin, d’un climat de camaraderie et de confiance, d’une énergie prolixe, fût-ce au prix d’une certaine complexité mais qui n’est pas le film. Dans le texte qu’il écrivit pour le défendre, Perec évoque la « générosité » de Jupiter , son « exubérance », le « plaisir quasi-enfantin » de raconter des histoires que Jean-Pierre Prévost y exprime. Pour sa part, Paul Virilio parle d’un film « sur les personnes déplacées, constamment déplacées », d’un embarquement pour le mythe.
Une véritable enquête commence : le laboratoire LTC de Saint-Cloud, notre seul point de départ et d’arrivée, fondé en 1935, qui fut le plus gros pourvoyeur de bobines de cinéma pour les projections en salle sur tout le territoire français, avait fait une première fois faillite, avait été racheté à plusieurs reprises au cours de la première décennie du nouveau siècle puis avait définitivement fermé ses portes en 2011, rendu caduc par l’avancée de la numérisation. Par chance, sa réserve déclarée d’intérêt patrimonial n’avait pas été dispersée mais transmise sous forme d’une collection désormais intitulée « LTC Patrimoine » à Cité de Mémoire, une structure spécialisée dans la collecte, la préservation et la sauvegarde par numérisation des films. Après contact de l’un de ses responsables, une première bonne nouvelle arrive : tout le matériel original du film est encore là, a priori en assez bon état, et une numérisation est dès lors tout à fait envisageable.
Avec l’accord du CA de l’AGP, nous prenons rapidement la décision de tenter de tirer ces
images de l’oubli, sinon d’une disparition prévisible si rien n’est fait. Cette histoire
bartleboothienne de film achevé mais jamais vu (comme dans Le Livre des illusions de Paul
Auster qui s’est d’ailleurs fort probablement inspiré de La Vie mode d’emploi) est trop
piquante pour ne pas rencontrer le goût des plagiats par anticipation de tout perecquien,
fatalement sensible aux musiques du hasard ! Nous étions donc à peu près sûrs d’être sur
la piste d’un objet digne de toute notre attention.
Il faut pour cela déposer auprès du CNC (Centre National du Cinéma) une demande de subvention pour restauration et numérisation - notre webmestre Patrick Drujon, qui eut des responsabilités dans le domaine de la production audiovisuelle, se porte volontaire pour s’occuper des démarches. Cet organisme ne finançant pas la totalité de ce type d’entreprise (un peu plus de la moitié tout de même), il va donc nous falloir trouver des financements complémentaires. Si le CNC nous suit (ce que nous saurons en septembre prochain), nous entreprendrons donc de lancer pour la deuxième fois dans l’histoire de notre association une campagne de financement participatif (pour mémoire, la première, destinée à nous permettre de réaliser certains des entretiens filmés de la collection « Je me souviens de Georges Perec... » qui devrait être mise à disposition en intranet à la BnF vers la fin de cette année, avait, grâce à votre générosité, rencontré un franc succès).
Nous vous demanderons donc sans doute bientôt, chers amis perecquiens, de nous aider à nouveau dans une noble entreprise : retrouver des images cinématographiques inédites de Georges Perec (les presque seules, à ma connaissance), écrire un épisode de plus de cette singulière histoire de Jupiter époque, à la distribution éloquente et au destin plus que romanesque.

Jean-Luc Joly